samedi 11 avril 2020

Le paysage intérieur

 

Il n’y a pas de doute, on est à un pas de la philosophie dans ce confinement de mars et avril, propice à la réflexion, voire à l’autoréflexion et aux questionnements comme celui-ci : qu’est-ce qui constitue la trame de notre personnalité ?
Nous sommes d’abord notre réseau de famille et d’amis. Il y a aussi nos lieux habituels, nos savoir-faire, nos souvenirs courants, récents. Dans une pelure un peu plus profonde, il y a l’amour et les souvenirs anciens, touchés d’une musique particulière. Mais au noyau de la conscience de soi, il y a surtout deux choses : le schéma corporel et le paysage intérieur.
Le schéma corporel est comme notre photo 3D –soumise à une forte distorsion comme on le verra– qui garde nos gestes les plus caractéristiques, notre démarche, notre façon de regarder, notre intonation… C’est notre marque, celle que nous voulons projeter de nous dans notre meilleur angle. Or, cette image nous l’avons travaillée longuement, au moins depuis l’adolescence, mais nous n’avons pas réussi à cacher derrière elle tous nos défauts : nous avons dû nous mentir un peu, en nous attribuant quelques poses de nos acteurs idolâtrés, de nos copines plus brillantes que nous… Ce n’est pas un mensonge, juste un peu de bienveillance, que la masse de photos proliférant aujourd’hui sur les réseaux nous révèle facilement dans sa fausseté.
Centre cérémonial,
castrum Ulaca
(Ávila, Espagne)
Le paysage intérieur, de son côté, n’a rien à voir avec nos lieux habituels. Le paysage intérieur n’existe pas nécessairement sur Terre. Il est un mélange tissé d’abord par des lieux de notre enfance, mais où s’insèrent également les impossibles rêvés d’alors pour partir au loin, à l’aventure de la vie. Le paysage intérieur devient ainsi la matrice spatiale qui nous a incubés en tant que personnes, où s’entremêlent nos jardins lointains, les vieilles comptines, les premières escapades…
Mon paysage intérieur à moi –dans la mesure où je peux le verbaliser– est fait de roches de granit, en haut dans la montagne... Peut-être au vieux pays des Celtes-Vettons, qui construisaient des ‘castra’ inaccessibles, pratiquaient l’élevage et respectaient Épona, la déesse-jument qui prend soin des chevaux, ainsi que des humains lors de leur dernier voyage.
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jeudi 2 avril 2020

Insubordination temporelle


Images de Continuidad de los parques, film d'Alfonso Guerrero, Uruguay, 2008.

Cette histoire est de celles que France adore. Mais elle est trop brève, hélas, une page à peine, et c’est le lecteur qui doit construire les personnages, trouver les motivations, ajouter la localisation… et, de plus, retomber sur ses pieds –si possible– après le réveil de la fin.
En parlant l’autre jour, ici même, de la fâcheuse habitude de bifurquer qu’ont les sentiers du temps, je me devais d’évoquer une autre insubordination temporelle, encore plus insidieuse, celle de la ‘Continuité des parcs’, titre innocent de Julio Cortázar (1914-1984) sous lequel se cachent de subreptices points de passage d’un univers à un autre.
Et quelle fin, celle de son histoire ! Ce n’est pas gentil de couper court avec une finale de la sorte, mais l’écriture de Cortázar est en soi une aventure hors calibre. Attention, non seulement elle crée la dépendance, mais aussi la multiplication : déterminante du ‘boom littéraire latino-américain’ des années 1960, elle fait peau avec les ponts de Paris depuis la publication de Rayuela (Marelle en français, chez Gallimard).
J’arrive (si vous ne l’avez déjà fait à l’aide du lien précédent, je vous recommande de cliquer et de lire maintenant le texte de la nouvelle) : le récit est un simple schéma de roman policier qui conduit à un assassinat. Or, ce récit est centrée sur la lecture que fait un personnage de façon entrecoupée, dans le train, dans son salon… jusqu’à la dernière ligne. Quand l’assassin décharge son coup fatal, le lecteur se rend compte de quelque chose qui change le tout.
Et les lecteurs de Cortázar que nous sommes, aussi : nous venons de tomber, avec le lecteur de son histoire, dans l’attrape-nigaud d’une ‘mise en abyme’ (oui, avec Y, tel que Guide a lancé l’expression en la récupérant du Moyen Âge). Or, une mise en abyme se caractérise par une histoire imbriquée, éventuellement jusqu’à l’infini : un miroir qui reflète un miroir, etc. Ici aussi, en temps tellement réel que le coup de l’assassin de l’histoire tombe sur le lecteur de celle-ci, car l’histoire était la sienne. Saut de niveau ? Effondrement dans l’abîme d’un autre espace-temps ? Oui, il faut toujours se méfier des temps ‘bifurqués’ ou de ceux qui semblent obstinément parallèles, car ils finissent toujours par se rejoindre et nous rattraper : la réalité est, de loin, beaucoup plus imaginative que la fiction, je vous l’assure.
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Les pieds des photographes

La Verendrye au lac des Bois (détail), Arthur H. Hider (1870-1952), Bibliothèque et Archives Canada Entourés de leurs ar...