Le licou bleu de Kopa est brisé et je suis chez
Monsieur Philippe pour le faire réparer.
Il faut dire que le licou porte une belle
plaque dorée avec le nom du cheval. Mais j’ai eu quand même droit à la surprise, car
la dame du comptoir m’avait semblé plutôt sérieuse pendant mon attente à la file,
un peu dans le moule des travailleurs occasionnels, qui ne risquent pas de
familiarités avec la clientèle. Mais non, elle officiait dans la section de
réparations en plein contrôle et le reçu qu’elle me remit contenait une
description bien précise : « échange du crochet brisé du licou par un neuf, fourni
par le client ».
Que ce soit pour coudre une courroie ou pour ajuster
des bottes, je fais souvent appel aux soins de Monsieur Philippe. Avant, il
tenait sa cordonnerie plus haut sur boulevard des Forges, toujours bondée de clients,
jusqu’au point où je me demandais s’il faisait ses réparations de nuit ou si
c’étaient des lutins qui l’aidaient. Car les réparations étaient toujours
prêtes le jour convenu.
Or, depuis que la cordonnerie a déménagé dans la
boutique de chaussures, c’est Monsieur Philippe lui-même qui est entouré par
une auréole de mystère, car il sort seulement pour les demandes spéciales. Mais
je peux vous affirmer que ce mystère est sans fondement : mes besoins –moitié
humains, moitié équins– sont souvent un peu bizarres et j’ai presque toujours
le privilège de voir un Monsieur Philippe aussi attentif que d’habitude. Sauf
dans le cas du licou, où j’ai répondu finalement à la préposée :
— Je vais vous donner plutôt mon numéro.
— Hum, dommage, je ne pourrai pas parler avec Kopa.
Mais passez-lui tout de même une carotte de ma part.
— Je n’en manquerai pas en lui rapportant son licou.
Maintenant que vous ne m’entendez pas, Madame, je dois
vous dire bravo pour votre conversation hors norme, entourés comme nous sommes par
l’absurde normalisé et morne de la vie quotidienne. Merci d’ajouter
l’imprévu. Par ailleurs, à savoir si Kopa a un téléphone et il ne me l’a pas
dit…